Un seigneur normand est un « père de famille » au sens large du terme, c’est le chef d’une maisonnée, qu’il a pour charge de nourrir, de protéger, de vêtir. A la tête de sa cour, il administre son fief, rend la justice, divertit ses invités et assure le maintien de l’ordre. Ces différentes fonctions nécessitent un point d’appui à la fois solide, imposant et visible. C’est le château, depuis la plus petite fortification de terre et de bois jusqu’à la place forte à remparts de pierre et donjons carrés, et dont l’agencement des espaces est soigneusement étudié pour le bon fonctionnement de ces offices.
Les cours normandes les plus importantes forment autour de la famille résidente une vaste maisonnée composée de parents, de compagnons d’armes, de clercs, de chapelains, de serviteurs, et à l’occasion de festivités, des amuseurs, jongleurs, acteurs, acrobates et danseurs. Ainsi, depuis l’époque carolingienne, pour organiser une telle foule, on prend l’habitude de diviser les fonctions distinctes en les associant avec l’espace qu’elles utilisent : la grande salle, la chambre, la chapelle et l’écurie.
La grande salle, ou aula, supervisée par le sénéchal, est le lieu public où le seigneur officie pour rendre la justice, organiser diverses cérémonies ou recevoir des invités à l’occasion de banquets. C’est là que le pouvoir se met en scène : l’expression de son opulence passe par les enduits peints, les tissus précieux, le mobilier coloré, et de larges baies qui assurent une grande luminosité à l’ensemble de la pièce. Les officiers de cour y remplissent leurs devoirs, assistant le seigneur dans ses tâches et assurant le confort des invités.
Le seigneur peut ensuite se retirer dans sa chambre, ou camera, tenue par le chambrier, qui est son domicile privé. Il y retrouve sa famille, ses propres conseillers et les chambriers qui veillent à la bonne tenue de cet espace. On s’y repose, on y tient des conciliabules privés, bien sûr, mais on s’y divertit également : jeux de plateaux, de dés, mais aussi jongleurs et musiciens qui content les récits à la mode : la légende du roi Arthur, par exemple, qui remporte un franc succès à cette période. On converse en dialecte anglo-normand, constitué d’ancien français et d’éléments saxons et qui marque l’appartenance de ses locuteurs à l’aristocratie régnante. La chambre est aussi le lieu de repas privés : en milieu de matinée, on prend le dîner, et le second repas, le souper, a lieu vers 16 heures. Enfin, veillant à son hygiène personnelle, on y fait sa toilette : une cuve à baigner est installée et de nombreux ustensiles sont mis à disposition : cure-dents, cure-oreilles, pinces à épiler…
La chapelle, ou capella, ornée elle aussi d’enduits peints, constitue l’église privée de la maisonnée où les offices rythment la journée de la cour. Le seigneur peut y converser avec son chapelain, et requérir son conseil dans des domaines tout aussi religieux que politiques. Enfin, l’écurie est dirigée par le connétable, responsable des chevaux du seigneur et par extension des soldats et chevaliers protégeant la maisonnée. Parmi tous ces espaces, d’autres serviteurs de moindre rang circulent : portiers, huissiers, messagers, femmes de chambre, valets d’écurie… La bonne marche de la maison seigneuriale est assurée.
Parfois, ces différentes fonctions sont réparties dans des bâtiments distincts, formant un complexe avec un grand hall public, à l’image de la Salle de l’Echiquier du château de Caen, un palais résidentiel attenant, et une chapelle privée dans le même enclos. L’épisode de la Conquête amènera les Normands à concentrer toutes ces fonctions au sein de la même enveloppe, pour des raisons à la fois symboliques et de sécurité personnelle, et les donjons carrés abriteront en leur sein tous ces rôles. Les donjons de Norwich, Rochester, Colchester et Falaise, nés de la Conquête, donnent aujourd’hui à voir cette réorganisation imposée par les évènements